Activiste colombien représentant du peuple Yukpa, Juan Pablo Gutierrez a dû fuir son pays pour échapper à la mort. Défenseur du territoire ancestral de son peuple convoité par plusieurs multinationales pour ses ressources comme le charbon, il a survécu à deux tentatives d’assassinat et consacre désormais sa vie à sensibiliser et mobiliser les populations, en particulier en Europe, aux réalités sur lesquelles reposent notre confort et notre « modernité ». Entretien en collaboration avec le Collectif Actions Solidaires qui a permis la rencontre (podcast disponible plus bas).
L’histoire de Juan Pablo a une dimension dramaturgique digne de séries comme on en trouve sur les plateformes de stream. Mais ce n’est franchement pas ce qui nous intéressait en le rencontrant. Nous étions curieux de son témoignage, éclairant sur la façon dont fonctionne notre monde. Et nous avons d’emblée été saisis par son sourire, inattendu eu égard à sa situation, et sa détermination. L’histoire de Juan Pablo, représentant du peuple Yukpa, défenseur des droits humains, activiste, photographe, délégué international de l’Organisation Nationale des Peuples Autochtones de Colombie et récemment devenu assistant parlementaire de l’eurodéputée allemande Carola Rackete, n’est (malheureusement) pas si singulière. De passage à La Rochelle pour participer à une table ronde qui avait lieu dans le cadre du Festival des Solidarités organisé par le Collectif Actions Solidaires sur la thématique « Droit des peuples et environnement : enjeux, menaces, résistances et recours possibles », il l’a partagée avec nous.
Motivé mais préoccupé
À notre première question « Comment tu vas ? », Juan Pablo répond dans un Français impeccable : « Motivé, comme d’habitude. Avec de l’espoir, comme d’habitude. Mais préoccupé par la situation que nous vivons et le rejaillissement du fascisme en Europe après une sieste de quelques décennies. Et très préoccupé par la situation climatique et par le manque de volonté et de courage politique des personnes qui sont à la tête des institutions et qui prennent les décisions. Donc préoccupé mais plein d’espoir. C’est ce qui caractérise les peuples du sud : historiquement, on a tout perdu mais on n’a jamais perdu l’espoir. Et avec l’entraide, la force de la communauté, nous sommes prêts, face à ce moment historique, pour servir notre temps de la meilleure manière, ici en Europe.»
En Colombie, la biodiversité et ses défenseur·euses assassiné·es
Prêt, Juan Pablo l’est incontestablement. Depuis des années. Et les deux tentatives d’assassinat auxquelles il a miraculeusement survécues. La Colombie abrite 102 peuples autochtones différents et c’est le deuxième territoire au monde où il y a le plus de biodiversité. C’est aussi le pays où l’on assassine le plus les défenseurs de cette biodiversité. « Ça n’est pas un hasard. Ça s’explique par le système dans lequel nous vivons qui est un système capitaliste, néolibéral, colonial et européocentré. Ces richesses de biodiversité, elles sont concentrées sur les terres des peuples autochtones et pour le système capitaliste, ça signifie une condamnation à mort. Parce que, pour que ce système global puisse marcher, il dépend de la destruction, de l’exploitation, de l’extractivisme c’est-à-dire des « ressources naturelles » [NDLR : Juan Pablo mime des guillemets à ce moment-là] selon une acception occidentale. C’est-à-dire de la nature, de la terre-mère ».
La Colombie, deuxième pays « mégadivers » au monde
Seulement 17 pays dans le monde sont considérés comme mégadivers, ce qui signifie qu’ils hébergent une majorité des espèces de la planète (79% à eux seuls), y compris de nombreuses espèces endémiques.
La mégadiversité se traduit par une grande biodiversité. Le critère principal est l'endémisme au niveau des espèces, des genres et des familles. Un pays mégadivers doit compter au moins 5 000 espèces de plantes endémiques et doit border les écosystèmes marins. La Colombie est le deuxième pays où la biodiversité est la plus importante au monde. On y retrouve 19% des animaux de la planète et le plus grand nombre d’espèces par kilomètre carré.
Il se trouve que le peuple Yukpa vit sur un corridor minier de la Cordillère des Andes, au nord de la Colombie, qui regorge de charbon. Cette roche combustible qui est depuis près de deux siècles la source première dans la production de l’énergie des pays qui s’autodénominent « développés », comme le précise régulièrement Juan Pablo. Rappelons que parmi les trois énergies fossiles responsables des émissions de gaz à effet de serre, le charbon est à lui seul responsable de 43% des émissions de CO2 mondiales en 2022. Mais revenons-en à « nos » montagnes, en l’occurrence la Serrania de Perijà, la partie la plus septentrionale de la Cordillère des Andes, où deux multinationales, une États-Unienne et une Suisse, se sont installées sur les terres du peuple Yukpa sans le consulter et l'exploite depuis. « Ils ont détruit absolument tout ce dont nous avons besoins pour survivre : la biodiversité, les rivières… ça a créé une vraie hécatombe au nom des besoins des pays qui se disent développés », explique Juan Pablo.
Et la lumière tue !
C’est une vérité que nous nous efforçons de nous cacher car elle nous est insupportable (ce qui est plutôt sain) et que nous nous croyons impuissants (ce qui n’est pas tout à fait vrai) mais les facilités auxquelles nous avons globalement droit en Occident, le confort et la modernité comme la lumière, l’électricité, l’eau chaude, les voitures, les smartphones… nous pensons que ce sont des réalités qui ont toujours existé et auxquelles tout le monde a droit mais ce sont des sociétés et des modes de vie qui ont été érigés et qui se maintiennent grâce au colonialisme et à l’exploitation des territoires et des peuples des pays du Sud global. Toutes les matières premières, les vêtements, la nourriture, l’essence, le gaz, les équipements électroniques, etc. dépendent de l’exploitation des gens et du vivant. « La face cachée de votre réalité, celle dont on ne parle jamais, c’est celle de notre pillage historique », appuie Juan Pablo. « Nous sommes victimes de ça. Ici, en Europe, l’exploitation du charbon, ça constitue la lumière, le chauffage… Pour nous, c’est une hécatombe. » Notons, bien sûr, que même au sein des pays Européens, des territoires et catégories de populations ont subi (et certaines continuent de subir) ces exploitations. Au nord, c’étaient les corons… (Et encore plus au nord, c’était Thatcher… double peine.)
La Colombie, pays où l’on tue le plus les défenseur·euses de l’environnement
En 2023, 79 défenseur·euses de l’environnement ont été assassiné·es en Colombie selon Global Witness, ONG spécialisée dans la lutte contre le pillage des ressources naturelles des pays en développement et la corruption politique qui l'accompagne. Ce qui en fait le premier pays en termes d’assassinats de défenseur·euses de l’environnement. Parmi les 10 pays où l’on assassine le plus les défenseur·euses de l’environnement, 7 pays se situent en Amérique centrale.
Un modus operandi bien rodé
Quand il parle d’hécatombe, Juan Pablo parle de la biodiversité détruite mais aussi des assassinats et tentatives d’assassinats des défenseur·euses de l’environnement. Il fait partie de celles et ceux qui ont été catalogué·es « objectif militaire » par les groupes paramilitaires qui ont essayé de l’assassiner à deux reprises. La seconde tentative a été si proche de réussir qu’il a décidé de fuir la Colombie avec sa femme et sa fille à la naissance de cette dernière et vit désormais un exil forcé depuis 2016. Parce qu’il ne voulait pas que sa fille soit orpheline comme il l’a été à l’âge de trois ans, quand son père syndicaliste a lui aussi été assassiné. Mais qui peut bien vouloir tuer des défenseurs de l’environnement et pourquoi ? Juan Pablo raconte : « Les multinationales qui veulent exploiter la terre proposent d’autres territoires aux peuples autochtones. Mais nous dépendons de cette terre pour vivre, nous y avons un attachement, notre culture et on ne peut pas être délocalisés comme ça. Comme nous nous opposons à ces projets d’exploitation et au déménagement, les multinationales enrôlent des milices armées qui sèment la terreur pour faire fuir les communautés et dire « Il n’y a personne, on peut y aller ! » et ils s’installent » (NDLR : phénomène bien illustré dans le film La Promesse Verte). Car le droit est (pour l’heure) du côté des peuples qui ne peuvent être expulsés sans leur consultation préalable. « Mais à chaque fois, il y a une opposition farouche des peuples donc la seule option qu’il leur reste, c’est de semer le terreur et de déplacer les peuples par la force pour ensuite s’installer en prétextant l’absence de communautés sur les terres convoitées », ponctue Juan Pablo.
« On me demande souvent :
« Juan, tu parles de révolution. Est-ce qu’il faut s’armer ? »
Je réponds toujours « Oui, il faut s’armer. De l’arme la plus puissante : la détermination » ».
La force du collectif pour résister…
Pour faire face à ce rouleau compresseur, Juan Pablo a plus d’un tour dans sa mochila (petite besace qui ne le quitte pas). Dont un : la force du collectif. « S’il y a quelque chose qui caractérise les peuples autochtones par rapport au reste de la société mondiale qui a été dépouillée de cet élément intrinsèque à la nature humaine, c’est cette vision collective du monde. L’être humain est un être collectif. C’est quelque chose qu’on n’a jamais perdu et c’est notre principale arme de défense. C’est une force inarrêtable. Par exemple, pour défendre notre territoire face aux groupes paramilitaires, il y a eu des femmes, des enfants, des grands-parents, des hommes… - nous étions mille face à 100 para -, qui ont dit « si vous vous introduisez sur notre territoire, on se tue tous, ici ». Et on était prêts à mourrir. Avant, on avait tous pleuré ensemble, on s’était serré dans les bras parce que c’était peut-être la dernière fois qu’on allait se voir mais on était prêts à le faire, dans cette logique collective. En haut de la montagne, un groupe était resté, prêt à empoisonner les rivières qui alimentent les villes en eau potable pour responsabiliser les paramilitaires face à leurs actes. Face à cette détermination, les paramilitaires et leurs AK47 sont demeurés impuissants. On me demande souvent « Juan, tu parles de révolution. Est-ce qu’il faut s’armer ? » Je réponds toujours « Oui, il faut s’armer. De l’arme la plus puissante : la détermination » ».
… le droit…
Juan Pablo compte également sur le droit, national et international, pour contrer les multinationales. En 2017, la Cour Constitutionnelle de Colombie a rendu une Sentence, la Sentence T-713/17, qui délimite juridiquement le territoire ancestral du peuple Yukpa. Mais elle n’a pas été appliquée par le gouvernement de l’époque (de droite) car les mines des multinationales sont à l’intérieur. Ce qui les rend illégales du fait de l’absence de consultation préalable des peuples autochtones (qu’exige la Constitution) par les propriétaires de ces mines. La gauche arrivée au pouvoir en 2022 (une première depuis la nouvelle Constitution de 1991) s’aligne quant à elle sur les recommandations des peuples autochtones. Par ailleurs, la Colombie fait figure de pionnière en matière de droit de l’environnement. Dès 2018, la Cour Suprême Colombienne a reconnu l’Amazonie, ainsi que des rivières et autres entités vivantes, sujets de droit. Cela s’inspire directement de la cosmovison des peuples autochtones qui considèrent qu’il ne peut y avoir de droits humains sans droits des écosystèmes dans lesquels ils vivent et dont ils dépendent. Mais entre le droit et l'application du droit, il y a parfois un delta. Que s'appelorio le rapport de force...
… et la mobilisation
Le troisième levier d’action de Juan Pablo est la mobilisation de la société civile, en particulier en Europe, pour mettre les gouvernements (et les citoyen·nes eux-mêmes) face à leurs responsabilités. « Le changement doit venir, d’abord, d’une prise de conscience profonde des privilèges avec lesquels on vit dans ces sociétés qui se disent riches. Elles ne sont pas riches parce qu’il y a un génie inné, c’est un narratif qu’on a inventé, mais c’est parce qu’il y a une histoire coloniale qui a organisé ce sytème monde dans lequel on vit et qui n’est pas du tout normal. Et quand on est conscient de ces privilèges comme la source du problème dans lequel nous sommes en ce moment, le renoncement à ces privilèges - ce qu’on croit être ici la vie normale - est un préalable pour qu’il y ait un peu de justice globale. » C’est dans cette perspective qu’il est devenu assistant parlementaire de l’eurodéputée allemande Carola Rackete. Cette activiste a accepté d’être eurodéputée à la condition de mettre ce mandat au service des mouvements sociaux et populaires. Ce qui a convaincu Juan Pablo, mais pas seulement : « Ma décision de la suivre en devenant son collaborateur n’est pas une décision individuelle. J’ai consulté mon peuple qui a été d’accord. Car il y a beaucoup de moyens au sein de Parlement européen que nous avons choisis de mettre au service de ses luttes et mobilisations, étant donné que la configuration du Parlement (majoritairement très à droite) ne nous permet pas d’obtenir des avancées à l’intérieur de l’Institution. Et mon peuple est victime des décisions qui sont prises au sein de ces institutions donc mettre ses moyens au service des mouvements sociaux et populaires et faire mon maximum, c’est ce que nous partageons au sein de l’équipe ».
Écouter en podcast
Le peuple Yukpa : loin des yeux mais tout contre son coeur
À la question « qu’est-ce qu’il garde du peuple Yukpa, ici en Europe ? », Juan Pablo répond sans trop réfléchir :
« Je conserve la pensée harmonisée, l’action harmonisée. Ne pas se laisser emporter par la logique agressive des villes comme Paris, Berlin, etc. » Il garde aussi sur lui des éléments de sa culture, de son territoire, qui l’accompagnent en permanence. Comme son collier protecteur, ses vêtements qui lui rappellent sa terre, sa mochila décorée de symboles de la cosmovision andine (les montages, les rivières, etc.) et remplie d’objets protecteurs. Selon certaines personnes de son peuple, ce sont ces éléments qui l’ont sauvé à l’époque des attentats. « Je les porte encore avec moi. Comme les habits et tenues vestimentaires de mon peuple que je mets en valeur face à la monotonie. Car ce qui caractérise les peuples autochtones, c’est vraiment la diversité même si on est souvent présentés comme une masse identique. Je crois que la monotonie, elle est plutôt de l’autre côté », lâche-t-il dans un sourire. Comment ça ? Non, tout le monde ne s’enfile pas du Uber Eat devant la dernière série Netflix en attendant les soldes en Occident…
Quelle vie pour le peuple Yukpa ?
Les peuples indigènes représentent seulement 5% de la population mondiale mais constituent 95% de la diversité culturelle et humaine et leurs terres abritent 80% de la biodiversité.
Le peuple Yukpa, lui, est un peuple semi-nomade constitué de 115 tribus. Il vit de la chasse, de la pêche,
de l’agriculture itinérante. Les grands parents s’occupent de l’éducation et ont la reconnaissance de la communauté comme les détenteurs du savoir. C'est une communauté matriarcale.
« La vision collective est vraiment ce qui définit le peuple Yukpa », explique Juan Pablo. « Par exemple,
si on chasse un grand animal, on ne le met pas dans son congélateur pour avoir de la nourriture pendant un an,
on le partage, on fait la fête ensemble, on danse…
C’est aussi une vie spirituelle, on parle aux éléments comme à la Mama Quilla (la déesse Lune) ».
"Vous nous avez condamné·es"
Quels sont tes espoirs, tes aspirations ? « J’ai une fille de sept ans et je suis convaincu que cette génération, quand elle va arriver à l’âge adulte, elle va le faire dans un contexte cauchemardesque. Je crois aussi que cette génération va se retourner contre nous pour dire « qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi, malgré toutes les alarmes, même la communauté scientifique alertait, vous avez continué à vivre comme si de rien n’était. Vous nous avez condamné·es. Je suis convaincu que ces générations vont se retourner vers leurs parents et exiger une réponse à la question « pourquoi vous n’avez rien fait ? ». Je veux que ma fille sache que son père a fait le maximum possible pour changer les choses. Et j’espère qu’on va réussir à gagner cette bataille la plus importante que nous avons jamais eue qui est la bataille pour la vie. C’est une bataille contre la radicalité qui exige des réponses radicales également. »
Parmi les objectifs concrets de Juan Pablo en Colombie : se débarrasser de l’oligarchie alliée des multinationales, réaliser une transition économique où pétrole, charbon et autres matières premières seront remplacées par d’autres activités économiques et « revenir à la communauté et réenchanter le monde. C’est quelque chose de pas très difficile, que les petites enfants comprennent, mais qui semble l’être pour beaucoup ». Y a plus qu'à...
Dernier message…
« On a tous toujours le choix. Et le moment que nous vivons en tant que famille humaine est quelque chose sans précédent. Et je suis convaincu que la solution pour faire face à ça se rapporte à une révolution pour la vie. On a le droit de vivre. Sans distinction, sans drapeau, sans couleur. Et pour que ça arrive, il faudra être à la hauteur de l’événement. La mobilisation, pour nous, c’est une question de survie. Ici, en Europe, c’est un hobbie. Pour certain, c’est une vocation de vie mais pour beaucoup, c’est un hobbie, une manière de se laver la conscience. Le changement doit d’abord venir d’une prise de conscience profonde des privilèges de ces sociétés dites riches et d’avoir des renoncements. Il faut vraiment commencer à lutter ici pour que ça devienne une lutte commune et gagner cette bataille pour la vie, qui n’est pas que la bataille pour le peuple Yukpa ». En effet. Muchas gracias por estas palabras y por tu tiempo, compañero !
Pour connaître un peu mieux l’’histoire de Juan Pablo, on vous recommande ce beau papier des copains de Reporterre.
Objectifs de développement durable de l'ONU en lien :
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